“Ce n’est pas parce que je ne suis pas sûr de gagner que je n’ai pas le droit de jouer ! C’est pas non plus parce que je pense que c’est perdu que je dois lâcher. Quelque chose en moi s’arrête quand je ne peux vraiment plus, mais même là, ce n’est jamais perdu.”
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Emmanuel Dehee se professionnalise en 2012 au moment de la création de “Coaching et management”. Deux ans plus tard, il obtient son accréditation PCC et devient superviseur en 2017. Son fief ? Un large territoire allant du Nord Pas de Calais, à la région Rhône-Alpes en passant par Paris.
Il commence son entretien par « On n’est pas anodin ! ». Quand je lui exprime mes remerciements pour avoir accepté l’interview, il poursuit par ces mots « c’est beaucoup plus compliqué que ça en a l’air ! Mais une fois qu’on a dit ça c’est beaucoup plus facile que ça en a eu l’air ! ». Deux phrases qui disent tout de lui ou presque…C’est très clairement la naissance de son fils qui l’amène à passer du monde de la grande distribution à celui du coaching. « Une activité chronophage qui me faisait bien gagner ma vie ! J’étais là pour mettre en place un management vertueux auprès d’équipes souvent mal recrutées et mal formées. J’étais à fond dans mon boulot ! Quand il est né, il a clairement fallu que j’arrête de travailler autant ! ».
Arrêt sur image. Emmanuel est pudique, sensible dans ses propos, pourtant je reçois « Cela a tout remis en question ! »comme un pavé en pleine face. Je comprends que son bébé n’est pas un enfant ordinaire et je me sens profondément touchée. Ses mots en demi-teinte me renvoient à l’histoire de mes parents ! J’écoute et je sens que la façon dont il parle du bouleversement de sa vie ouvre les cœurs. Le sien comme le mien. C’est là que je décide de faire son portrait ! « Tout est remis en question ! La vie n’est plus la même quand le handicap s’invite. » Le changement de posture, d’être soi et au monde est en marche. Il y a un avant et un après.
« Il faut faire des choix. Quand tu as un gamin qui naît avec un gros handicap, hospitalisé pendant les 6 premiers mois de sa vie avec une hospitalisation à domicile qui suit, tu ne peux plus fonctionner de la même manière. Entre la vie et la mort, l’enfant “perturbe” ta vie ! ». Emmanuel prend très vite les devants et décide de cesser son activité professionnelle lucrative. Comment prendre une nouvelle route au pied levé ? Son nouveau-né l’aide à se mettre en marche « C’est mon fils dans la boîte en plastique, qui m’a soutenu. Quand je mettais ma main dans la couveuse, il prenait mon doigt et arrivait à dormir comme ça, tout cool… ». Cette nouvelle vie pour l’un comme pour l’autre, les amène à se rassurer mutuellement. « Épuisé, je pouvais enfin me reposer à son contact physique. Nous avions une relation où rien d’autre ne comptait ! Comme il avait besoin de ma présence, j’étais là ! ».
Ce n’est pas parce que je ne suis pas sûr de gagner que je n’ai pas le droit de jouer ! C’est pas non plus parce que je pense que c’est perdu que je dois lâcher. Quelque chose en moi s’arrête quand je ne peux vraiment plus, mais même là, ce n’est jamais perdu.
Son fils a désormais 12 ans. Quand Emmanuel en parle il le fait avec simplicité, émotion et profondeur. « Tant qu’il aura envie d’avancer, de faire des efforts, d’essayer, je serai là pour l’aider. Si un jour, il me dit : “Papa j’en ai marre de m’user à essayer de marcher, j’abandonne, je veux rester assis dans mon fauteuil.” ça sera son choix. Mais, actuellement, son désir c’est d’essayer encore et encore. Je ne peux que répondre présent en étant à ses côtés. Je ne le force ni à marcher, ni à bien parler. Il fera comme il fera. Son grand bonheur c’est de se dépasser à chaque fois un peu plus. Et c’est ça qui me rend heureux, pour lui ». Ce qu’Emmanuel traverse et vit avec son fils nourrit en profondeur sa posture de coach. « Je fonctionne exactement pareil avec mes clients. S’ils ont envie de changer, d’avancer, je suis là. S’il n’y a pas de désir de la part du client, je n’ai pas d’impulsion pour l’accompagner. Je n’aime pas “les missions alibis”, je les refuse toujours ! J’ai besoin de l’engagement de la part du coaché pour avoir envie de le soutenir pas à pas. Je ne suis pas du genre à insister pour relever quelqu’un à terre. Je tends la main, l’autre est libre de la prendre ou pas. Je ne suis pas un sauveur, je n’aide pas les gens contre leur gré ».
Nous nous sommes rencontrés lors du déjeuner de la journée d’étude de Lille. Face à ce coach bâti comme une armoire à glace, j’ai rapidement fais l’hypothèse que c’était un sportif. On s’est mis à parler coaching puis très vite on est passé au sport. « J’en ai fait beaucoup dans le passé, natation, judo… ». Quand je lui demande s’il fait du coaching sportif, il me répond « Je ne fais pas de coaching sportif mais du coaching de sportifs ou en milieu sportif ». Un peu plus loin dans la conversation, il répond à la question qui me brûle les lèvres depuis le début. « Qui se ressemble s’assemble ! Le monde du sport est très fermé voire secret. Pour faire partie de la famille, il faut avoir fait ou faire de la compétition à un certain niveau. Entre nous, on parle de nos vécus, de nos ressentis sur le terrain, et puis il y a des attirances mutuelles qui font que les liens se tissent naturellement ». Comme je veux comprendre comment il intervient dans ce milieu, il poursuit. « Je travaille avec eux essentiellement sur la dimension de l’intelligence émotionnelle. Je compare cette dernière à un embrayage. À l’entraînement le sportif travaille son moteur, sa boîte de vitesse, sa carrosserie, ses pneus. Mais, au moment clé de la compétition, s’il a une grosse perturbation émotionnelle ça fait patiner son embrayage. Toute l’énergie qu’il a mis dans ses heures d’entraînements ne peut plus être au rendez-vous et au service de la performance. Quand ton embrayage patine tu n’avances pas. En leur partageant ma vision ça devient une évidence pour eux et ils achètent le coaching ».
Le sport qu’il a le plus pratiqué à un haut niveau de compétition c’est le rugby. Quand il en parle, il est intarissable. À chaque parole, je sens toute la passion qui l’anime. Très vite, je comprends l’énorme impact qu’a le rugby dans sa pratique de coach et superviseur.
« Ce que j’aime dans le rugby c’est que tu passes 80 minutes à faire croire à tout le monde que t’as pas mal ! La première vertu de ce sport, c’est le combat collectif. Tu cours et tu es au même niveau que le ballon. Si tu te retrouves devant lui tu es hors-jeu. Tu ne peux jouer qu’avec des gens qui sont derrière toi. Quand tu portes le ballon, tu dois le passer à quelqu’un qui est plus mal placé que toi puisqu’il est derrière toi. Si la passe n’est pas bonne, il prendra physiquement la charge de son défenseur et du tien. Cela t’amène à prendre en compte ce que l’autre va faire de ce que tu lui transmets. C’est un essentiel au rugby comme dans la vie. Mon geste n’a de sens que dans le geste de l’autre. La passe doit être un cadeau ! Je m’arrange une fois que j’ai fait ma passe pour protéger la personne à qui je l’ai faite. C’est à cette condition là que la personne à qui j’ai fait la passe et qui est plus mal placée que moi, va réussir à transmettre le ballon au suivant et ainsi de suite. Chaque passe se fait dans cet esprit ! Le succès de mon action est le résultat de l’action des autres. Chacun est important. Il n’y a jamais de mauvaise personne mais des individus qui ne sont pas au bon endroit ».
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà pris un risque dans ma vie, mais j’ai souvent tenté ma chance. Tente ta chance !
Il met toute son expérience de rugbyman au service de sa posture de coach et de superviseur d’équipe. Il poursuit avec passion. « Le rugby m’inspire beaucoup pour faire vivre à mes clients la quintessence du collectif. Il faut tenir compte de l’autre en permanence. L’homme se complète à travers les autres. Si chacun ne fait attention qu’à lui, la couverture est toujours trop petite. C’est quand nous décidons de faire attention aux autres, et qu’en retour, ces derniers sont attentifs à nous ; que la couverture devient plus large et peut tous nous protéger du froid. Dans l’équipe, l’individu s’efface et se met au service du collectif et inversement. Le talonneur, dont on ne parle que rarement est celui qui, dans la mêlée, prend toute la pression physique sur lui. On dit : “le talonneur est rarement à l’honneur.” C’est pourtant lui et les deux piliers qui “accouchent” du ballon. C’est eux qui permettront aux autres de jouer. Ces trois-là sont en permanence dans la protection de leurs coéquipiers. Ce n’est pas eux qui marquent les essais, ni qui font des grandes envolées. C’est leur rôle de “protecteurs” qui permet le jeu, le gain des points, bref, le match. Sur le terrain tu es obligé de savoir qui tu es. Tu ne peux pas te cacher, il faut que tu fonces, que tu oses. Comme superviseur tu es obligé d’assumer les choix que tu fais, de t’affirmer et de faire confiance au groupe de professionnels. Le fait de savoir qui je suis m’évite de vouloir prouver quoique ce soit. C’est ce qui me permet d’être un superviseur à la posture basse ».
On peut couper les deux oreilles d’un âne ça ne fera jamais de lui un cheval de course. Chacun à sa place !
Pour Emmanuel, il n’y a pas de séparation entre le handicap de son fils et la performance des sportifs de haut niveau qu’il accompagne. « Se dépasser, aller chercher plus loin, ils le font pour être sûr d’avancer. Le sportif va chercher la performance, mais ce n’est pas pour montrer à tout le monde sa réussite. C’est avant tout pour se prouver à lui qu’il est bon dans sa discipline. Le mec qui triche, n’est pas un vrai sportif dans l’âme. Mon fils en est un, à sa manière. Il ne triche jamais. Parfois il est fatigué, il n’a pas envie, il en a le droit. Généralement, il se bouge au maximum du possible pour y arriver. Personne ne pourra le faire à sa place. S’il voit des barres parallèles, il s’en empare tout de suite pour explorer une possibilité de marche. Apprendre comment mettre un pied après l’autre en se tenant ferme pour faire l’expérience d’avancer. Ce sont des moments que l’on partage et qui nous nourrissent autant l’un que l’autre. S’il aime montrer qu’il a fait des progrès, il est au comble de la joie quand il est arrivé à son but ! »
Quand je lui demande, ce qu’il réinterrogerait de sa vie à l’approche de sa mort, il n’est ni surpris, ni dérangé. Il me répond tout de go : « La question que je me poserais serait “est-ce qu’à chaque fois, tu as fait de ton mieux ?” Quand-on donne de l’énergie au système auquel on appartient, on lui donne l’énergie positive qui le renforce. Cela permet au système de redistribuer à l’extérieur son surplus d’énergie. Si on ne fait que prendre au système, sans rien lui donner en retour, on le ralentit. Pour se rééquilibrer, cela l’amène à prendre de l’énergie là où il peut. Plus on redonne au système plus il nous comble en nous nourrissant de plus belle. Est-ce-que j’ai fait tout ce que je pouvais pour donner de l’énergie au monde ? Ce que tu donnes, tu finis par le recevoir d’une autre manière. Dans tout ce qui m’arrive, je vois des choses positives à en tirer. Quand on est sportif, les entraînements ne sont pas faciles tous les jours. Quand c’est compliqué on se sert de la complication pour en faire quelque chose de positif. On est toujours libre d’avoir une vision négative de la situation. Mais ce n’est pas ça qui pourra la transformer. Au rugby, “le porteur” est responsable du ballon. Les coéquipiers le sont du porteur. Si les 15 joueurs donnent tout ce qu’ils ont pour rattraper l’erreur de l’un d’entre eux, qui sait à quel miracle on peut aboutir ? Beaucoup de gens me disent que ça doit être difficile d’avoir un gamin comme le mien, porteur de plusieurs handicaps lourds. Moi, je leur réponds qu’il est positif, toujours en train de se marrer et partant pour tout explorer. Son optimisme, son engagement sont des grands moments de bonheur qui nous font du bien à tous ! ».
En fin d’interview, à brûle-pourpoint, je lui lance cette question quelque peu décalée. « Qu’est-ce que cet échange a élaboré en toi ? » . Un peu interloqué, il répond avec autant de spontanéité que de sincérité. « Cela m’oblige à me poser des questions que je ne me pose pas habituellement. J’ai le sentiment que notre conversation me permet de “donner au système”. En même temps, je m’interroge sur la nécessité de me mettre ainsi en avant. S’il faut vraiment une tête de pont, je veux bien l’être mais est-ce utile ? Toutes ces interrogations me permettent de voir là où j’en suis de mon alignement. Cela me rassure quant à la cohérence et l’intégrité de mes actions. » Attentif à garder une posture en creux, Emmanuel aime que ses interventions soient efficaces. Discret, pleinement présent à l’autre, il poursuit « Pour être bien, je n’ai pas besoin des honneurs, ni d’être mis en avant, par “c’est grâce à toi que…”. Mon grand plaisir c’est quand la personne que je coache dit “Je l’ai fait moi-même !”. Je suis content que mes clients soient fiers de leurs réussites. C’est signe qu’ils ont pris conscience de toutes leurs capacités… Ils savent qu’ils ne sont pas seuls. C’est cette posture qui me nourrit et me met à l’aise ! ». Cet espace qu’il qualifie de “juste” l’amène à être ni trop en avant, ni trop en retrait. Le cœur ouvert, il se met au service de ses enfants et de ses clients… Pour peu que ces derniers s’engagent pleinement dans une vraie demande auprès de lui.
Portrait réalisé par Samia Klouche en 2020